Vaisseau familles


conception


Collectif Marthe





© Jean-Louis Fernandez


Vu au Théâtre de la Bastille le 2 avril 2025.


                                    



“Théâtre d’arpentage“




Le Collectif Marthe poursuit son travail documentaire - porté par une théâtralité ludique - sur le thème de la famille, brassant un important corpus théorique pour ouvrir des tiroirs à repenser nos structures intimes et collectives.

Au plateau déjà, les comédiennes feuillettent et échangent, livres à la main, attendant notre attention pour partager leurs découvertes, fruit de leur chantier de recherches autour du concept de « famille ». S’avançant en ligne, elles entament en confiant la difficulté intime et conceptuelle d’une telle notion : les familles pèsent au-dessus de nos têtes, masse obtuse et emmêlée. Pour tenter d’y voir mieux, les quatre artistes font le point sur leurs lectures, mode compte-rendu, protocole d’arpentage. Elles s’informent, se partagent et nous partagent leurs récoltes ; le spectacle sera l’espace dont elles disent manquer pour parler ensemble de famille, de nos familles, de nos modèles et de possibles contre-modèles. La séance théâtrale s’ouvre sur ce chantier - les extraits d’essais théoriques volent entre elles, rebondissent, sont discutés, l’un entraîne l’autre, se voient malaxés par l’intelligence collective du groupe qu’elles forment. Se dessinent, d’idées en idées, une tentative de chronologie socio-historique : d’où vient la famille nucléaire occidentale ? Prises dans l’enthousiasme de transmettre aux autres et au public leurs découvertes, les Marthe plongent alors dans des séquences théâtrales, toujours distanciées par le regard extérieur de l’une d’elle qui explique, interroge et sourit des inventions imaginatives de ses camarades.

Premier arrêt dans un Moyen-Âge fantasmé, où les foyers bigarrés de centaines de personnes prennent place dans une armoire normande posée sur le plateau, et où s’entassent trois comédiennes, cagoule sur la tête, argot médiéval à la bouche, entrant et sortant à tour de rôle de la maison au mode de vie partagé et dynamique. Le voyage continue ensuite : passage par le 19e siècle qui invente le prototype rigide du foyer bourgeois nucléaire, autorité patriarcale et contrôle des mœurs en bonus. Ici, le rythme se ralentit, les phrases s’étirent, la crinoline a oublié sa jupe mais corsète par sa démesure les corps des actrices qui s’amusent à jouer l’étouffement protocolaire de cette famille, visages poudrés et rideaux qui tombent, lourds et longs, depuis les cintres. Enfin, la star arrive, la famille-modèle “hétéro-pavillon-deux-enfants” des années 90, celle qui hante l’imaginaire commun des quatre artistes, et d’une grande partie du public. Papa, caméra neuve à la main, filme l’image idéale des gamins heureux et de la super-maman qui fait tourner la baraque, épinal moderne qui fixe les individus dans des rôles-types conçus au profit de la seule stabilité du dit-modèle familial et de son récit-cadre. La théâtralité déployée dans les séquences vient ainsi déplier les conceptions à l'œuvre dans chacun des modèles familiaux représentés, qui les travaillent et les constituent. Famille 90’ est donc société du paraître, du récit feel-good d’un bonheur simple, où l’archive devient vite l’instrument d’un enfermement dans un récit familial qui tient davantage du mythe que de la réalité. Mais le rejeu théâtral entraîne les interprètes à imaginer la révolte utopique des personnages de cette famille des années 90, leur sortie de la structure hégémonique donné comme gagnante, se faisant l’écho des différentes secousses anti-famille nucléaire qui jalonnent nos chronologies contemporaines, des années 70 jusqu’à aujourd’hui. L’arrivée au modèle dont sont issues les comédiennes ouvre alors petitement la porte à leurs histoires personnelles, leur intime se dissémine, se fractionne en transition et vient se joindre au déballage des ressources théoriques qu’elles continuent de visiter, se fait l’amorce d’une nouvelle exploration des pensées.

Détour par le règne animal - déconstruction de l’anthropocentrisme et généalogie écophilosophique obligent. Après une séquence à l’esthétique grandiose, mimant l’accouplement macabre, matrilinéaire et monarchique des termites, les interprètes se reprennent ; chercher des voies de secours aux modèles hégémoniques humains occidentaux ne se fera par l'anthropomorphisme - qui ne fait que perpétuer et valider en mimétisme nos propres réflexes structurels. Se laissant guider par leurs questionnements personnels sur l’invention d’une parentalité multiple, sorti de la dyade du couple, les tentatives de compréhension du mode de fonctionnement d’une espèce d’oiseaux se fait alors par tâtonnement imaginaire : la mise en jeu passe par des effets de glissement et d’’hybridation de l’humain et de l’animal, pour tenter de donner à rêver des dynamiques collectives qui s'écartent de notre modèle familial dominant, en prenant pour point d’appui imaginaire les subsistances animales. Le théâtre fait son travail d’imagination, décale le calque de la reproduction mimétique pour devenir le laboratoire où s’entremêle des lignes de pensées ramifiées, non plus parallèles.

La théâtralité du collectif Marthe agit ici comme une mise en expérimentation intime des ressources conceptuelles dont elles se nourrissent dans leur recherche de compréhension et de création de nouvelles façons de “faire famille”, autant que comme un partage documentaire de savoirs. Cette mise en jeu passe par une théâtralisation qui utilise des effets de stéréotypisation et joue de l'artisanat théâtral comme d’un ressort de distanciation ludique, donnant à voir le parcours sensible et les effets d’ouverture des possibles que le travail de recherche documentaire - faisant partie intégrante du processus comme de la dramaturgie du spectacle - effectue pour les artistes. Dès lors, le projet théâtral s’enracine dans un partage de cette sensation d’émulation que produit la recherche sur les modèles de la famille. Le brassage théorique à l’oeuvre par leurs échanges de citations et d’expériences, mais aussi par leur mise en théâtre de ces sensations et idées, s’apparente à la technique de l’arpentage, enracinant ainsi la représentation dans une dynamique d’éducation populaire, en direction du public comme des artistes pour qui le spectacle devient le lieu d’une quête d’inventions politiques, sans pourtant de discours construit et fixe à l’horizon. Ce déballage mis au travail par la théâtralité rend avant tout compte de la sensation qu’il existe des voies de sorties, des chemins de traverse pour repenser nos modèles collectifs et intimes, des échappées en puissance que dessinent les échos théoriques créés par le spectacle. Cette mise en scène de jeu et du rejeu se fait une monstration exploratoire qui vise à faire une expérience sensible, davantage que conceptuelle.

Entremêlant l’aspect discursif du compte-rendu et la trace émotionnelle d’une recherche en imagination par la théâtralisation, le collectif Marthe poursuit son travail documentaire où l’artisanat théâtral est l’outil d’une distanciation ludique, qui interpelle la sensibilité dans un chemin de pensée politique. Même si l’horizon politique final demeure flou, teinté d’une utopie imprécise - pas toujours opératoire, c’est bien via le partage de cette émulation libératrice, qui passe ici par la recherche de compréhension, et donc une possible déconstruction-reconstruction de nos groupes collectifs dits “famille”, que le spectacle parvient à développer une politique spectaculaire, rappelant la filiation brechtienne du théâtre documentaire.




Evodie Gonzalez et Brune Martin, 9 avril 2025 



Mise en scène, jeu et écriture  Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Aurélia Lüscher et Itto Mehdaoui

Accompagnement mise en scène et direction d’actrices Nelly Pulicani

Regard dramaturgique Leïla Adham

Regard chorégraphique Cécile Laloy

Scénographie Lucie Auclair

Création silhouettes et postiches Cécile Kretschmar

Création costumes Léa Gadbois-Lamer

Régie générale, lumières et plateau Clémentine Pradier

Création lumières Maureen Bain

Régie son et plateau Camille Lazaro

Direction de production et diffusion Florence Verney




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