« De chair et d’image »
Rembobiner est un spectacle-trace, où le corps de l’interprète en scène joint aux projections dessine un parcours dans l'œuvre de la documentariste militante Carole Roussopoulos. Rencontre stimulante de l’image et de la chair.
Au plateau, elles sont deux du Collectif Marthe à proposer cette plongée artistique dans l'œuvre de Carole Roussopoulos. L’une (Aurélia Lüscher) tangue sur la frontière de la scène en maniant à vue la régie et le rétroprojecteur, l’autre (Itto Mehdaoui, en alternance avec Marie-Ange Gagnaux) donne corps et voix à celles et ceux - surtout celles- filmés par la réalisatrice, qui n’a eu de cesse d’enregistrer, de prendre le pouls des grandes luttes de son époque. Cette époque-là, c’est surtout celle des années 1970 et des luttes ouvrières, homosexuelles, féministes. Caméra Portapak au poing, Carole Roussopoulos sillonne la France, rencontre des conchylicultrices, des assistantes maternelles, se fraye un chemin dans les assemblées générales du F.A.H.R et du MLF…
Brillante force dramaturgique que d’avoir choisi de ne pas directement projeter ces vidéos, et éviter ainsi qu'elles ne soient reléguées au rang d’archives rigidifiées par le passage du temps. Il ne s’agit pas tant pour ces artistes habiles de parler d’une œuvre que de la faire parler, au-delà de son contenu-même, dans toute sa dimension créative et politique. Et sans jamais perdre de vue le présent, puisque c’est par le corps que le Collectif Marthe s’attache à recréer ces images, par le biais du jeu de l’actrice au plateau, aidée d’une ribambelle d’accessoires irrésistiblement kitsch. En résulte cet aspect “bricolé” du spectacle, très finement pensé et organique. Le changement manuel des calques dessinés qui cartographient d’une manière quasi simpliste l’époque et les thèmes abordés, l’utilisation de moitiés de perruques, de postiches autocollants ou autres ornements vintage en tout genre qui s’enlèvent et s’ajoutent au rythme des personnages qui défilent, sans que l’on ne sache plus toujours qui parle à propos de quoi : tout donne l’impression d’être face à une matière hétérogène, aussi fragile que vivante. Cela crée une forme de flou véritablement artistique (les images de Carole Roussopoulos n’étaient-elles pas floues à certains moments, toute inquiète qu’elle était de saisir au vif une parole, un regard, une expression ?) et offre au spectateur des rushs performés dont il lui reste à faire le tri, voire le montage.
C’est en cela que Rembobiner est un spectacle plus kaléidoscopique que pédagogique, qui ne peut et ne veut se réduire à l’objet qu’il examine. Les idées, les corps, les colères, les joies, tout se brouille, tout s’invente, tout circule. L’âge d’or de la lutte, petit coin de paradis perdu et mythifié, s’irrigue d’un dialogue au présent qui ne se fait jamais édifiant ou conclusif. C’est parfait, de cette manière il reste encore de la place sur la bobine…
Emma Delon, 20 octobre 2022
Distribution
Écriture et conception Marie-Ange Gagnaux, Itto Mehdaoui
Avec Aurélia Lüscher, Marie-Ange Gagnaux en alternance avec Itto Mehdaoui
Mise en scène et dramaturgie Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Itto Mehdaoui
Regard extérieur Aurélia Lüscher
Régie générale et scénographie Clémentine Pradier
Création silhouettes et postiches Cécile Kretschmar
Création son Benjamin Furbacco