“La politique de la chenille”
Cela implique de désamorcer les craintes, de susciter l'envie, d’organiser cette activité collective. Des techniques de gouvernement donc. La compagnie La cabale procède ingénieusement pour nous mener sur cette voie. Le moment à la table en ouverture met en discussion les ressorts du ridicule et de la honte liés au manque de confiance et de reconnaissance enfoui dans l'enfance. On simule une situation où il faut faire démarrer la chenille. On touche le grotesque, les acteur.ices portent et traversent ces épreuves avec énergie. Et puis, un grand détour s'ouvre, par une succession de tableaux. Une ingénieuse trouvaille de costumes nous plonge dans une fantaisie de science-fiction, à coup de propulseur et de monstre kidnappeur. La métamorphose d'une chenille en papillon, la séparation d'une chenille d'avec ce desormais superbe papillon. Une kermesse d'école sordide, avec un maître de cérémonie particulièrement grincant, un pastiche du diner de famille dans Juste avant la fin du monde de Lagarce. Ces tableaux tiennent, par une outrance confinant au ridicule. On est happé, et on se demande à chaque fois quel est le sens. Dans le Lagarce, les manifestations d'affections de la famille pour leur belle-fille sont fausses, excessives, ridicules. On comprend que leur attitude est une manière de cacher la honte du fils pour sa famille, aux yeux de tout le monde, y compris pour lui-même. Autant que l'intellectuel, le beauf a conscience de ce qui se trame d'affects et de jugements entre les personnes. Seulement, il y réagit par une réponse décalée, pour brouiller une image pénible qui s'impose à tou.tes. Il en va finalement du savoir-vivre. Alors y a-t-il un savoir-vivre qui s'élabore autour de la chenille ?
Après avoir travaillé sous plusieurs angles notre acceptation du ridicule, du dérisoire, après avoir engourdi nos habitudes de rejets, et opérer sur notre imaginaire de la chenille, toute cette panoplie qui constitue en fait des techniques de pouvoir s'achève par un discours politique. On appelle à la tendresse, à la rencontre. Ces discours sont dérisoires. Et tout cela marche. Le soir où nous avons vu le spectacle, la quasi-totalité de la salle a formé une gigantesque chenille. Qu'est-ce qui relève du ridicule, de la vanité, de la bêtise ? Qu'est-ce qui est insignifiant ? Dans la construction de cette hiérarchie qui court de l'insignifiant au signifiant glorieux, quelle est la responsabilité de la compagnie et celle des institutions théâtrales ? En l'occurrence le théâtre 13, dont Kermesse est le lauréat 2023 de leur festival de mise en scène. On s'est essayé à définir le sentiment du ridicule. Ce serait plus qu'un échec face à une épreuve, autre chose que la honte, plutôt un écart entre l'épreuve qu'on a anticipé et la situation réelle qui se découvre. En somme, une compréhension rétrospective d'une divergence entre moi et le monde. Je fais une déclaration d'amour à une personne, elle qui ne venait que se changer les idées avec son pote pendant sa pause. Se sentir ridicule, ce serait prendre un risque, échouer et découvrir que le lieu où l'on échoue n'est même pas celui qu'on craignait. On tremblait à l'idée de sauter depuis la falaise dans l'océan, et on se trouve par terre sur le carrelage sale d'un supermarché. Ici, La Cabale manie très bien son public, mais contrairement à son pari, ce n'est jamais au risque du ridicule. Ca marche, on rit, mais toute poésie qui affleure est annulée.
William Fujiwara, 26 octobre 2023.
Distribution
Texte Collectif La Cabale
Mise en scène Marine Barbarit & Charles Mathorez
Interprétation Marine Barbarit, Lola Blanchard, Alix Corre, Margaux Francioli, Akrem Hamdi, Aymeric Haumont, Charles Mathorez, Thomas Rio, Rony Wolff
Création lumière François Leneveu, Pacôme Boisselier
Chorégraphie Mathilde Krempp