MARCHE SALOPE


écriture et interprétation


CÉLINE CHARIOT





©  Alice Piemme

Vu au Théâtre des Doms dans le cadre du Festival OFF d’Avignon - 7 juillet 2023

                                    

“Scène de crime en nature morte“


Le plateau est vide. Une femme entièrement vêtue de noir vient prendre place précautionneusement devant nous. C'est la photographe, autrice et performeuse, Céline Chariot. Elle vient nous regarder en silence. Sans défi, ni honte, ni douceur, ni peine : elle vient simplement soutenir notre regard et nous le rendre actif.

Une voix off, assurée, franche et calme, qui n'est pas la sienne mais qu'elle a choisie pour dire ses mots, sa voix choisie donc, dit que cette femme parle, mais qu'elle n'ouvre pas la bouche pour le faire. Le silence devient un langage où les signes prennent le relai des mots. Cette voix dit aussi que les signes sont des constructions culturelles, elles-mêmes façonnées par des binarités et les violences induites par elles. Par exemple l'aigle est le signe des nations, des organisations politiques, le symbole de la force, de la puissance et du prestige, elles-mêmes associées  à des valeurs masculines. L'huître, elle, motif important de la peinture néerlandaise  du XVIIe siècle, symbolise la féminité, l'érotisme, l'amour charnel, la chasteté, le mystère féminin ; ce mollusque dont on doit ouvrir au couteau la coquille, dont on doit déchirer le muscle, porter à sa bouche, gober la chaire, bien mâcher pour qu'il cesse de vivre et puis jeter. Bref, un aigle, ce n'est pas juste un aigle. Une huître n'est pas juste une huître. La voix commence à frôler l'effet “note d'intention“ quand soudain elle active le corps.

Nous allons « parler » du viol et de l'amnésie traumatique qui frappe certaines victimes. Nous allons “parler“ de leur traversée du silence et de leur recouvrement du souvenir, parfois trop tardif pour entamer des procédures judiciaires en fonction des délais de prescription. Dès lors, comment libérer la parole sur le viol quand elle est emmurée dans le silence ? Comment “parler“ du viol ?Céline Chariot fait entrer nos yeux dans un réseau de signes qui porte la parole des silencées. Elle crée ce que j'appellerais « une nature morte performative », une installation d'éléments inanimés, orchestrés et positionnés dans l'espace dans une intention symbolique.

Chariot commence par former un cadre central au scotch blanc puis par démembrer son assise pour la déposer pièce par pièce au sol de manière soigneusement symétrique, dans un geste répété et précis qui laisse remarquer un gestus sécurisant : le dépôt lent et méthodique dans le plan horizontal de toute pièce symboliquement ou objectivement associée à la scène du viol. Cette discipline de la pose n'est pas sans évoquer la reconstitution judiciaire mais nous permet aussi d'évoluer dans le registre symbolique de la nature morte : nous assistons à l'épaississement  du signifiant associé aux objets. Ainsi, la performeuse guide notre regard des extérieurs du plateau vers le centre.  Après avoir explosé d'un coup de masse une vingtaines de coquilles d'huîtres et laissé leurs miettes au sol sur les extérieurs, nous  sommes pris dans un faisceau de signes qui nous ramène au centre du cadre blanc, à une tâche de sang inondant un matelas crasseux posé à même une moquette jaunissante, dont le drap est méticuleusement retroussé autour duquel gisent des bandes-dessinées, une lampe, une radiocassette, des mégots de cigarette évoquant une puanteur prononcée, des sous-vêtements sales, des corn-flakes renversées. Dans un geste délibérément pictural, Céline Chariot recherche la perfection réaliste dans le rendu du drapé du lit, dans la disposition des BD, dans l'orchestration des mégots éparses, ou la mise en évidence des mèches de cheveux arrachées.  

Le plan horizontal est désormais exploré. Céline Chariot nous fait maintenant passer au plan vertical, aux signes “debout“, ceux de la révolte et/ou de la lutte des femmes du monde entier contre les violences qui leur sont faites. Un point noir dans la main comme signalement silencieux des  violences domestiques subies à l'intérieur du foyer. Un foulard vert au poignet pour le droit à l'avortement (en écho au combat des Argentines). Une mèche de cheveux coupée posée sur l'oreiller, symbole de deuil mais aussi de la rébellion des femmes au pouvoir misogyne (en écho au combat des Iraniennes face au pouvoir islamiste.) La couronne de fleurs des Amazones et de son peuple ancestral meurtri par la violence des hommes. L'empreinte rouge de la main en travers du visage en guise de protestation contre l'assassinat des femmes amérindiennes. Ce sont des signes performatifs contrairement aux signes gisants de la nature morte, qui viennent remettre du mouvement et du décollement par rapport au plan horizontal.

Pendant ce temps, Murielle et Simone, deux voix intérieures ont un échange désaffecté sur une musique d’ascenseur  à propos des statistiques du viol en Belgique et en France, l'amnésie traumatique et les délais de prescription dans le cas d'une plainte pour viol. Elles viennent apporter un matériau sonore trop superficiel en termes documentaire et assez peu opérant avec l'installation en train de se faire mais qui a la mérite de venir corroborer ironiquement l'intuition de départ de Céline Chariot :  l'échec de la parole à « raconter » l'expérience du viol  et la nécessité  d'affûter son regard pour comprendre l'histoire de celleux qui se taisent.



Anne-Laure Thumerel, 14 juillet 2023.
    

Distribution 

Écriture et interprétation Celine Chariot

Mise en scène Celine Chriot et Jean-Baptiste Szezot

Voix Anne-Marie Loop, Julie Remacle, Anja Tillberg

Création sonore Maxime Glaude

Création Lumière Pierre Clément et Thibaut Beckers

Flûte Line Daenen

Artiste plasticienne Charlotte De Naeyer

Accessoires et costume Marie-Hélène Balau

Régie Selim Bettahi




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