TROUÉE


texte de


CÉCILE MORELLE





(extrait)


                                    

“Corps de ferme, corps de femmes“




Tout commence et s’achève avec une parole, un morceau trop dense de vie et de non-dits à déplier, qui impulse l’enquête et nourrit l’écriture de Cécile. Lorsqu’elle demande à sa grand-mère de lui parler de son métier d’agricultrice en Picardie, dans le pays Tardenois, Madeleine dite Mado répond : « Je ne suis pas agricultrice, pour la société je ne suis rien, je suis juste une femme de paysan ».

C’est une parole qui la lance alors sur les routes à la rencontre d’autres femmes de paysan, femme de rien ou de peu, femmes-montagnes qui triment silencieuses. Il n’y a pas que ça, sur la route, il y a surtout derrière cette dénomination une multiplicité de corps, de générations, de langues. Il y a des femmes qui se définissent comme agricultrices, femmes reconverties, retournées à la terre, autant de personnages esquissés qu’on découvre au fil de ce « road-trip rural » dans le vertige des plaines de céréales, découpées par les silhouettes de vaches laitières, de leurs éleveuses, de chênes en deuil.

C’est un texte qui s’ouvre et s’offre comme un espace pour accueillir ces paroles inaudibles, ces corps invisibles qui travaillent et fabriquent le paysage agricole d’un territoire que la narratrice aime et fuit tout à la fois, habitée par une question lancinante : Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Le métier d’agricultrice est un métier d’écoute, il fait de la grand-mère une oreille, comme dit l’autrice. Qu’à cela ne tienne, elle sera la bouche de ces histoires. Le personnage de Cécile se tient dans le texte (et on l’imagine, au plateau) dans une friction réjouissante entre l’incarnation d’une histoire personnelle et le jeu entre des identités éphémères. Elle change à la vitesse de l’éclair de l’éclair de tons, d’accessoires, de fonctions et de corps pour faire avancer l’histoire, chante, slame, imite, se fait conteuse. Le texte se clôt par une lente descente au cœur de l’intime, par un récit sous couvert de descriptions scandées par des « il y a ». Et soudain surgit avec force la ferme des grands-parents et la vie laborieuse de Madeleine.

Pour faire exister cette polyphonie documentée et fictive, pour arriver à prendre en charge tous ces points de vue sans les uniformiser, l’autrice fait feu de tout bois. Elle feuillette la langue en couches où se mêlent citations d’artistes ou proverbiales écrites et projetées, chansons originales et comptines, morceaux de pubs, figures de paysannes-animales en dessin animé qui parlent à la place des femmes réunies en cercle de parole dans la ferme. Les voix surgissent de partout, d’une autoradio enterrée, de la voiture, des enregistrements sur le terrain, de la bouche polyphonique de Cécile, des gestes de son corps. Une très grande attention est portée à l’ambiance sonore, qui altère et compose le paysage comme les états d’âme de la conteuse-enquêtrice. C’en est parfois presque trop : toutes ces sources et ces effets donnent presque l’impression d’une couche de protection un peu artificielle tant ce qu’il y a au cœur est dur, violent.

Le pivot dramaturgique du trou et de la trouée est un choix tout aussi poétique qu’intelligent. Les étapes du texte et de l’enquête sont numérotées, du trou de souris urbain où la narratrice est empêtrée au trou de serrure par lequel elle observe d’autres femmes, à la possibilité de faire son trou et encore de sortir du trou. Elle donne à voir combien les deux fils, le trou-paysage ou territoire et le trou existentiel, la « case blanche » comme elle dit sont inextricablement mêlés. La route que suit Cécile n’est pas linéaire. Elle se heurte à des trous, elle se perd, fait des détours par le passé, comme dans le cruel épisode du « brouillard dans l’autocar », souvenir d’un crachat qui déclencha rage et vertige d’enfant. Toutes les femmes qu’elle donne à entendre sont quelque part trouées : trouées par le silence, l’absence de reconnaissance économique et sociale, par le patriarcat. La trouée finale qui s’ouvre dans le paysage vécu et dans les pages du texte laisse voir les chemins d’une émancipation et malgré la violence, beaucoup, beaucoup d’amour.



Pauline Guillier, 19 septembre 2022
    

La Trouée a reçu la bourse SACD-Beaumarchais, les Encouragements d’Artcena et le soutien de la Petite Chartreuse du Nombril du Monde. Le texte va être édité sous forme de roman graphique et le spectacle sera créé le 1er octobre 2022 par Cécile Morelle au Théâtre Berthelot à Montreuil.





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