Noue
mise en scène
CARINE GORON
© Simon Gosselin
Vu au Phénix de Valenciennes, dans le cadre du Cabaret de curiosité, le 13 mars 024
“Installer l’écoute“
Cette fameuse pomme, fruit défendu de l'arbre de la connaissance, qui, passée entre les mains de Ève, porte la responsabilité de la chute et décadence de l'humanité ; fruit, dès lors, de tous les récits misogynes et mystificateurs à l'origine de gros pépins qui ont germé puis semé partout, formant la binarité du système de valeurs qui a structuré bon nombre de sociétés dont la nôtre jusqu'à aujourd'hui. Cette pomme, donc, est partagée et croquée avec l'air de dire : et vous voyez, rien ne se passe, on peut passer à autre chose ? Les mythes sont pliés. On range les haches. La brutalité n'est pas dans la forme chez Carine Goron ; elle prend sa source dans le matériau-parole livré brut par trois « « passeuses » d'histoire. La voix-off de la metteuse-en-scène explique le processus de recherche et de travail (sa recherche sur l'amitié féminine dans l'art, la mise en place de confessionnaux de l'amitié s'appuyant sur un questionnaire spécifique à propos de l'amitié entre femmes) pour écarter immédiatement l'écueil du sexisme bienveillant : il ne sera pas question de servir l'image idéalisée et essentialiste de la douceur, de l'empathie et de la sensibilité féminine qui ferait de la sororité un monde merveilleux où règne la vertu et la générosité, un refuge « heureux » à l'écart du monde des hommes. Carine Goron précise : Il se trouve que dans mon histoire personnelle, ce sont des amies femmes qui m’ont fait le plus de mal mais aussi le plus de bien. C'est toujours dans une simplicité déconcertante que ces trois femmes parlent et c'est fou comme les choses dites simplement peuvent être brutales.
Les spectacles-témoignages sont à la mode ; on sait l'importance de cet outil dans la libération de la parole, la reconsidération des patterns sociaux, patriarcaux, capitalistes. Cependant, il devient vite un impensé. Le théâ-moignage amène régulièrement sur nos plateaux une univocité et une assertivité qui induisent une réception binaire (l'identification/l'adhésion ou rien) ne laissant aucune place à l'axe critique, cette troisième voie pour le dépliage du sens, la nuance, la contradiction, l'évocation, l'imagination, le mouvement d'intériorité-extériorité qui rend active la réception d'un spectacle. Bien souvent, le témoignage a déjà tout déplié et « dit vrai » puisqu'il contient la dimension de la preuve. Il porte intrinsèquement « la vérité propre à chacun » envoyant généralement toute théâtralité sur les rails sans risque d'un face-public émotionnel relativiste en apparence radicale puisque s'assumant intimement publiquement mais qui relâche pourtant toute problématique de fond avec le fameux « chacun est ce qu'il est, pense ce qu'il pense et a le droit de le dire » pour lequel est il est bien difficile de penser ne serait-ce qu'une dialectique ou une petite aération. L'enchaînement des évidences est généralement in-détricotable : « C'est comme ça puisque je le pense, je le dis et je suis ce que je pense ». Ligoté·e·s, les publics sont trop souvent invité·e·s à applaudir les vérités uniques et intimes qu'on leur assène et à comprendre qu'iels n'ont aucune légitimité à en penser quelque chose.
Noue fait absolument exception. Sa pertinence dramaturgique réside dans sa dimension chorale et dans ses prises de position plurielles par le dépliement d'un nuancier de problématiques associées à la thématique centrale de l'amitié féminine .Treize témoignages se répondent et sont « noués » entre eux chassant les évidences posées par l'autre sans l'annuler. On peut alors penser par ajout de couche, par déplacement successif de la pensée. Les témoignages cessent d'être assertifs et deviennent équivoques. Notre espace de réception critique est préservé et même engagé, puisque Noue est en réalité un dispositif pour l'écoute, en tant qu'elle est une activité silencieuse et calme tendue vers l'autre où il ne s'agit pas d'adhérer aveuglément à un discours mais bien de le recevoir, avec la charge résonante que cela implique, c'est-à-dire la prise en charge personnelle, émotionnelle et intellectuelle de l'écho en soi de l'autre. Les trois écouteuses écoutent avec un écouteur pour que nous écoutions des femmes qui racontent comment elles sont à l'écoute d'amies-femmes grâce à l'écoute attentive d'une autre. Le redoublement du principe fait de Noue un manifeste physique et politique de l'écoute qui apparaît alors, par delà le bien et le mal, comme le geste fondamental, concret et structurant de l'amitié.
Anne-Laure Thumerel, 25 mars 2024
Distribution
conception et écriture Club·e Sensible
direction artistique, mise en scène Carine Goron
avec Marie Filippi, Marine Fontaine, Carine Goron, Nelly Pulicani
Dramaturgie Juliette De Beauchamp
Texte Milène Tournier
Composition musicale Maxence Vandevelde
Créateur Son Julien Feryn
Lumière Nicolas Joubert
Construction décor Gérard Goron et Caroline Goron
Régie générale Anna Sauvage