CAMILLE DAGEN


♠TITRE PROVISOIRE (LE COUSCOUS DE L’ÉMERGENCE)




© Marie Charbonnier  - Théâtre Monfort - 2019


À l’été 2019, Lucas Bonnifait, alors directeur du théâtre de La Loge, propose à Camille Dagen, comédienne et metteuse en scène, d’écrire et lire un texte à l’occasion d'une journée organisée par « Puissance 4 ». « Puissance 4 » est un collectif de théâtres ayant choisi de former ensemble un réseau de soutien à la jeune création - plus exactement à ce qu’il est courant à l’époque d’appeler « l’émergence ».

Nous sommes ravis de re-publier dans Détectives Sauvages, quelques années après, cette  « soi disant conférence », qui constitue pour nous un texte fondateur pour problématiser le concept d’émergence.



Titre provisoire (le couscous de l’émergence)


Comme Lucas l’a dit, à l’origine, il m’avait invitée pour un bref retour sur expérience, puisque le premier spectacle d’Animal Architecte, la jeune compagnie que je co-dirige avec Emma, qui est là, a joué à ce jour dans cinq festivals destinés à l’émergence :

Les Effusions à Val-de-Reuil, Fragment(s) à Paris, le WET° à Tours, Fast Forward à Dresde Radikal Jung à Münich, et cet hiver Impatience à Paris.

Donc j’aurais pu, ou dû, synthétiser ce parcours ; j’aurais essayé de décrire comment le spectacle a pu grandir et se ré-inventer dans ces cadres très spéciaux ; parler de l’attention émouvante de gens très différents ou encore de ce que ça fait d’émerger, d’être payé légalement pour la première fois un an après la création ou d’envoyer 353 mails depuis son téléphone intelligent en un mois de novembre depuis différents TER. J’aurais tenté de dire ce que ça fait au corps, d’émerger, ce que ça fait au corps par exemple de jouer devant 40 professionnel.le.s avec une enceinte bluetooth qui diffuse Rihanna par erreur juste derrière la porte au début du spectacle - lequel en principe est parfaitement silencieux, et d’expliquer pourquoi le surtitrage en allemand est un art délicat lorsque le texte original du spectacle contient le mot « pneumatique » en français.

J’aurais pu mais je n’y suis pas arrivée. A vrai dire, tout cela j’ai pensé que vous le saviez déjà, ou que vous le soupçonniez déjà. Et ce que vous ne savez ou ne soupçonnez pas, je ne crois pas que moi je saurais le nommer, le conférer ici, puisqu’ici, il s’agit, en principe, d’une conférence. Conférence vient du latin : con- ferre, porter ensemble ; ici il aurait dû s’agir d'une conférence discrète, disons, dans le cadre de l’émergence, mais alors il faudrait être au moins plus d’un, ensemble non N, pour « porter ensemble », conférer sur ce commun et malgré ma schizophrénie, pour l'instant il n’y a que moi qui bavarde.  

Donc.

Finalement je m’en suis sortie en pensant qu’il s’agissait juste de parler du début et depuis le début.

Puisque là, j’y suis, nous y sommes même tous ensemble : encore au début. J’ai donc décidé de m’en tenir au début, à ce qui pour moi fait commencer : aux mots. Aux noms, plus précisément. 

Le titre de cette soi-disant conférence est donc « titre provisoire ».

Et là, je vais juste essayer de déplier le nom de quelques festivals destinés à l’émergence théâtrale, à la jeune création, par exemple à moi, à nous, quand on essaie de fabriquer un spectacle.

Alors,

Lorsqu’il m’arrive de fabriquer un spectacle, de commencer à essayer de fabriquer un spectacle, souvent, je pars du titre. J’arrive avec un nom.

Lorsque j’arrive avec un nom, un nom pour le peut-être spectacle, souvent, les gens avec qui je vais bientôt essayer de le fabriquer, l’équipe quoi, écoutent et puis me rient au nez.

Ensuite ils s’expliquent et me demandent, gentiment, fermement - les gens avec qui je travaille sont en général plutôt gentils et plutôt fermes - de partir à la recherche d’un autre nom.

Bon. 

Curieusement, et contre toute attente, presque toujours, alors, arrive un autre nom. Un autre nom qui en fait est le bon.

Le premier titre cherchait à dire quelque chose ; le deuxième titre nomme, simplement.

Mais, remarque : le deuxième nom qui n’a rien à voir avec le premier nom, en fait, le contient.

Le nom juste qui va tout déclencher contient le nom raté, le nom raté qui n’avait rien à voir et qui a tout permis.

Question :

Est-ce qu’il n’est pas un peu louche de savoir nommer d’avance ce qui n’existe pas encore ?

Mes parents pensaient d’abord m’appeler Constance.

Notre premier spectacle, celui dont je parlais tout à l’heure, s’appelait et s’appelle toujours, d’ailleurs, Durée d’exposition. Durée d’exposition : c’est un spectacle qui parle du temps, de la vulnérabilité et de la photographie. Ça semble donc se tenir.

Mais au moment où j’ai écrit pour la première fois aux cinq personnes avec qui nous avons finalement fabriqué ce spectacle pour le leur proposer, j’avais dit que je pensais qu’on pourrait appeler « ça » Sobrement enthousiastes. Et je trouvais ça vachement bien.

Comme je l’ai je crois déjà mentionné, iels ont bien rigolé.

J’ai donc dû chercher plus loin ce qui était le nom de ce que je ne savais pas encore que serait le spectacle.

Et en fin de compte le premier titre nul décrivait et cherchait ce que le deuxième titre atteint, peut-être par hasard.

(À ce stade, je dois mentionner le fait que les spectacles que je fabrique depuis quelques années sont des écritures de plateau - et ça ne semble pas aller en s’arrangeant. Je suppose, je ne peux que supposer, que quand on  choisit de monter Hamlet, on est confronté à d’autres genres de questions, mais sans doute elles se rejoignent : )

Donner, récupérer un nom, un nom, c’est commencer à faire exister quelque chose. Titre de séjour.

Comment nommer les choses avant qu’elles n’existent ?

Ça pourrait être un problème platonicien, moral ou bien d’étymologie -  c’est aussi un problème d’impression.  De bon à tirer. De programmateur, de programmation douze à quinze mois à l’avance, de prophétie auto-réalisatrice, de communication ; c’est un problème de confiance, de politique, de politique culturelle - c’est un problème d’imaginaire et un problème d’émergence.

J’ai pensé que c’était un problème que se posaient certainement les festivals destinés à l’émergence, au moment de se donner un nom.
Et c’est un peu comme quand on regarde attentivement les différentes façons qu’ont les gens d’ouvrir un Babibel ou de se couper les ongles des pieds : si on s’y intéresse d’un peu plus près, on voit se dessiner des hypothèses distinctes quant au rapport au monde - et à l’objet ; au babibel, et au rythme du temps.

Rassurez-vous, c’est presque déjà fini, vous êtes à la moitié.

Donc,

On voit bien le problème, le truc : l’émergence, c’est le moment où ça pointe, ça pointe le nez. Ça pointe, ça se dessine, mais ça n’existe pas encore, c’est déjà là, mais pas vraiment, mais c’est quoi en fait ?

Vous pouvez visualiser une chenille ou une main qui s’extrait de sa gangue, ah non, en fait c’est une pince à linge, non un oeil, plutôt globuleux d’ailleurs qui se dégage du marécage, krouïk, krouïk, bref - on ne sait pas exactement, pas encore, ce que c’est, ce que ça va être, ce que ça peut bien être, cette chose là qui émerge, qui commence à émerger, mais on ne va pas, on ne peut pas attendre infiniment que tout en soit sorti pour dire : il y a quelque chose. Puisqu’il y a quelque chose ! Mais on ne sait pas quoi puisqu’il n’y a pas tout.

Alors on dit: ça émerge. C’est - l’émergence.

Une première catégorie de dispositifs pour la jeune création se baptise donc logiquement en posant une hypothèse raisonnable : la jeune création, c’est ce dont on ne peut voir apparaître que des petits bouts.

Le premier festival officiel dans lequel nous avons joué s’intitule donc « Fragment(s)». Et nombre de nos camarades sont également accompagnés par Prémisses production.

Prémisses et Fragments, ça fait un peu teasing, sur un mode plus sexy pour l’un, plus post-moderne pour l’autre. Fragments et prémisses, ça veut dire : il y en a peut-être plus, derrière, plus loin, ensuite ; on espère et l’on y croit, mais pour l’instant, c’est 30, 45 minutes, le bout du museau, le membre inférieur droit qui émerge sous nos yeux hésitants ; vous pouvez deviner ou espérer la suite, l’imaginer, la fantasmer en rêve, mais pour l’heure, stop ! Le désir c’est le manque et la représentation ( qu’on appelle d’ailleurs plus souvent dans ce cadre là « présentation », le mot lui-même étant raccourci), la présentation donc est déjà finie.

C’est l’art de la maquette et c’est un art en soi.

On dit que le plus délicieux dans l’amour c’est de monter les escaliers. Le plus délicieux peut-être mais pas forcément le plus facile. C’est vrai que parfois, en émergeant, on n’a qu’un bout à présenter, et alors c’est très bien, on émerge ce qui est là ;  mais parfois, il faut choisir le bout, le bon bout, le truc à faire émerger en premier, et ce tronçonnage n’ira pas sans quelques frustrations existentielles.

Métaphore culinaire :

On pourrait croire que l’émergent a faim. C’est vrai, aussi, mais je crois surtout qu’émerger c’est avoir faim de la faim des autres.

Donc imaginons, voilà : j’ai très envie de vous inviter à venir manger un couscous. J’ai préparé mon couscous, pendant trois semaines, un mois, six ans, en salle de répétition, dans ma cave, avec mes ami.e.s, vous savez celleux qui me rient au nez, un énorme couscous, avec de multiples ingrédients et la graine est faite à la main, et c’est mon premier couscous ; mais vous, vous ne pouvez venir que pour l’apéritif.

C’est ce qui était prévu dès le début. Je le savais dès le début en inscrivant mon couscous au menu, que le public ne venait que pour l’apéritif, mais je n’ai pas pu me retenir, j’ai quand même préparé un couscous tout entier. Après tout il est possible aussi que je ne sache pas préparer l’apéritif.

Alors qu’est-ce que je fais ?

Faut-il transformer le couscous en apéritif ? Sans doute. Mais comment ?

Est-ce que je sers juste la semoule ? Ou les grains de raisin, ça leur donnera envie de la semoule ? Ça vous donnerait envie de la semoule ? Rien n’est moins sûr. Ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave mais c’est là, juste là que pointe, que peut pointer, émerger justement, une question dure : en fait, vous avez déjà dîné c’est ça ? Iels n’ont plus d’appétit.

C’est ça aussi qui est curieux. On ne sait pas d’où émerge l’émergence pour se pointer avec tant de couscous, déjà. On peut supposer qu’avant d’émerger elle existait pourtant, en un autre lieu, puisqu’où que ce soit, ce lieu, elle y a tout de même préparé son couscous, non? quel qu’il soit. D’où émerge l’émergence, le couscous compact émergent de l’émergence ?  De quoi émerge l’émergence ?

Peut-être de l’autre côté de la surface des eaux. De l’autre rive.

Là, il est possible d’imaginer plusieurs choses. On pourrait rêver qu’avant l’émergence, il n’y ait rien, rien que l’éther pur. Les limbes : là où ça commence. Un espace de pure essence idéale avec beaucoup de lumière intensément blanche, de fraîcheur, une sorte de frigidaire pendant la canicule, mais avec du génie. Patrice Chéreau à 17 ans moins l’acnée.  

Bon.

Ce n’est pas la représentation majoritaire aujourd’hui. La représentation majoritaire suggérée par les noms des festivals aujourd’hui est un peu plus réaliste et un peu plus aventureuse. Pas pessimiste, réaliste : elle semble dessiner plutôt un espace type marigot.

Pas un marécage non ; pas une mer de vase où une peuplade de vieux jeunes éternellement mineurs n’en finirait plus de ne pas réussir à se désembourber, intelligentsia prolétarisée attendant désespérément la main de ses sauveteur.se.s en mare, non : plutôt le grand fleuve ample et tumultueux irriguant la jungle profonde du théâtre public. Un lieu humide, et chaud et passablement florissant. Le festival WET°, humide en anglais, à Tours, le programme WARM UP, soit « on se chauffe », du Printemps des Comédiens à Montpellier, le dispositif Jeunes Pousses de la maison Maria Casarès à Alloues proposent ainsi un deuxième axiome : la jeune création est une plante fertile qui sue et qui aime ça. Tout comme le terme de global warming, vous l’aurez noté c’est plus suggesstif en anglais.

Ce qui frappe, dans ce cas, c’est que tout comme une plante ne cesse jamais de pousser tant qu’elle veut voir le jour, et qu’un fleuve ne cesse jamais de couler, #Parménide, #jamais deux fois dans la même eau ; de la même façon ça n’émerge jamais d’un seul coup : ça émerge tout le temps. Ça n’en finit pas d’émerger. Puisque avant d’émerger, il faut déjà avoir émergé. Pour être émergeant, il faut donc déjà être émergeant.

C’est là que, tout comme vous sans doute, pour éviter de perdre la raison, les noms de festival s’impatientent. On ne peut pas attendre éternellement que la jeune génération se génère ; du reste, la jeunesse passe et le prix de la vie augmente, tout comme la durée des carrières. Alors il faut des bateaux plus rapides pour traverser le marigot, il y faut un crawl plus net, un accouchement exutoire.

Des dispositifs comme « le tremplin PROPULSION » des Plateaux Sauvages à Paris, les festivals FAST FORWARD, soit avance rapide, à Dresde, et bien sûr IMPATIENCE à Paris semblent ainsi suggérer à l’oreille de l’émergence que plus vite ça aura fini d’émerger, mieux ce sera. Ou plutôt : qu’émerger, c’est émerger vite ; qu’émerger c’est accélérer, même si comme nous on fait des spectacles plutôt lents ; prendre de la vitesse et monter en puissance, voire en « Puissance 4 ».

Emergence : ça n’est pas sans être légèrement inquiétant quant à notre inconscient collectif d’avoir choisi ce mot ; autant qu’aux bourgeons après tout ça fait penser aux noyés, ça fait penser aux trésors enfouis et aux souvenirs qui risquent de ne jamais émerger, aux gallions, ça fait penser au radeau de la Méduse, aux pilleurs d’épave et aux batailles dans la coursive inférieure du Titanic - après tout « les jeunes pousses » pardon, je suis probablement quelqu’un de névrosée, mais j’entends aussi l’idée que les jeunes se poussent, que les jeunes pousses se poussent et ça, ça ne me rassure pas.

Pourtant qu’on soit pêcheur de perles ou juste riverain du canal, on le sait : rien n’émerge tout seul. 

Celui, celle, celles et ceux, qui prennent la peine d’aller plonger dans le bain pour chercher ou bien juste pour voir, ne ramènent jamais une seule image, un spécimen unique, un émergent christique, mais bien toujours des bans de poissons, des reflets de lumière se reflétant les unes les autres, un champ, des paysages.

Ce qui apparaît, ce qui émerge, celles et ceux qui commencent, ne deviennent visible que par effet d’échos, de réponse, de différences. Si ça émerge vraiment, ça ne peut émerger qu’en chaîne, en bande, en régates. C’est l’amitié qui trouble la surface de séparation. De part et d’autre - si jamais ça existe : de part, et d’autre - reste la possibilité que l’on se voit, se rencontre, et qu’alors oui, on se fasse émerger puisqu’on travaille à se découvrir, se comprendre et se faire comprendre, les uns, les unes, les autres, et qu’émerger, c’est ça.

Je voudrais finir en disant que le festival de la jeune création du théâtre Sorano à Toulouse s’appelle Supernova.

Nova, en italien c’est la nouveauté, révolution égale vita nova ; on pourrait croire ainsi que super nova serait le festival du super nouveau. Et c’est peut-être vrai, mais pas seulement : une supernova c’est d’abord un phénomène astronomique.

Vue depuis la terre, et nous y sommes paraît-il, une supernova apparaît en effet comme la naissance d’une étoile nouvelle : une augmentation brève mais fantastiquement grande de la luminosité d’un point dans le cosmos. Là, ça émerge en mode big bang.

On observe une à trois supernova par siècle dans la Voie lactée, ce qui par ailleurs ne suffira probablement pas à remplir la grille de la saison prochaine.

Mais j’ai appris quelque chose d’étrange - Wikipédia est aussi un lieu plein de mélancolie :  c’est qu’en vérité, cette explosion de lumière est le résultat de l’implosion d’une étoile en fin de vie.

C’est la mort d’une étoile qui crée cette incroyable lumière : ce qui scintille soudain, ce qui pour nous, public terrien, apparaît tout à coup comme une naissance, est en fait la trace d’une disparition interstellaire.

Émerger, c’est peut-être risquer l’implosion.

Dans l’espace, toutefois, le choc né de cette implosion est aussi ce qui va donner naissance à de nouveaux astres. L’espace interstellaire se contracte sous le choc, et de nouvelles étoiles  apparaissent.

Émerger, émerger vraiment, c’est peut-être changer. Être aidé à avoir moins peur des chocs, à  penser un peu moins en étapes à passer, en palliers à franchir, et rêver plutôt en termes de métamorphoses et de constellations.

Pouvoir faire exploser nos déjà vieux couscous, non pour l’espoir d’apparaître enfin au firmament tel.le.s Rihanna et ses diamants, puisque ça ne durera qu’un instant - c’est du théâtre-, mais pour le goût de découvrir les formes inattendues que prendront les étoiles nouvelles nées de ces implosions. 

Tout sera ainsi sans cesse
à recommencer.





Camille Dagen dirige en binôme avec Emma Depoid (scénographe) la structure de création Animal Architecte. Leur dernier spectacle, Bandes, poursuivra sa tournée en 2022-2023, notamment au festival Supernova.

L’agenda d’Animal Architecte est à retrouver ICI.



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