Lucky flash
Lucky flash
“La documentation est un mal nécessaire“
Jeu stéréotypé, jingles carillonnants, transitions rebootées : la fiction s’installe, profondément anti-réaliste, se fait parodie plastifiée du processus de documentation. Mettant en place une dramaturgie sur le modèle du compte-rendu et de la reconstitution, le spectacle s’empare des codes mêmes du théâtre documentaire pour en faire le motif de son écriture fictionnelle. L’absurde comique naît alors de cette plongée métathéâtrale dans le procédé d’enquête que les efforts des personnages révèlent dans toute sa stérilité de bon.ne élève. Leurs preuves inutiles s’accumulent, grotesques : essais historiques sur la RDA aux titres burlesques, impressions de pellicules photo tronquées et anecdotiques, exposés appliqués sur la chute du mur de Berlin… sans parvenir à faire émerger le début d’un spectacle. L’obsession des personnages pour les traces pousse l’équipe fictionnelle dans une impasse théâtrale et humaine, représentée par une temporalité répétitive. Jouissive par son anti-naturalisme poussé au ridicule, cette parodie livre une critique du théâtre documentaire qu’elle place dans la bouche-même de ses personnages qui - pris dans le commentaire permanent de leur propre recherche - explicitent malgré elleux les limites que leur fidélité à l’idée qu’iels se font du théâtre documentaire imposent à leur création. Leur peur de la non-véracité et leur fixation sur les détails les enferment dans un boucle stérile.
Leur volonté frénétique d’explication les entraînent néanmoins progressivement hors du champ factuel de l’information vérifiée au profit d’élucubrations fictionnelles de plus en plus fantaisistes. Cette échappée est portée par les deux comédiennes-personnages, contenues jusqu’alors par le processus documentaire imposé par le metteur en scène, et que leurs extrapolations chassent du plateau, de l’espace d’invention. Le départ de cette instance de codification esthétique marque un instant pivot de libération créative. Les deux comédiennes prennent dès lors possession de cette recherche artistique, oscillant entre l’application des consignes laissées par le metteur en scène ayant fui la scène pour un voyage d’enquête et la réactivation de leurs instincts de jeu. Parties de trois photographies (matériaux documentaires fourni par le-dit metteur en scène), elles érigent les figures flous qu’elles y distinguent en personnages ; leur incarnation par le costume se transforme en possession par ces fantômes imaginés à partir de leurs hypothèses échevelées. Le dédoublement schizophrénique qui s’opère alors entre les comédiennes de fiction et leurs personnages allemands inventés amène à une dérégulation du réel au travers d’une inversion du rapport de force où les créatures prennent le pas sur leurs créatrices, s’affrontent pour le devenir de représentation au plateau, entraînent l’expérience de documentation vers l’irréel cauchemardesque d’une hantise ubuesque - éléphant géant en tissu tombant des cintres, jetées de sort en allemand en l’honneur des navets, apparition deux ex machina d’un personnage de mère cannibale.
Le plateau devient le terrain d’un affrontement entre le réel et l’irréel dont les consistances se font guerre. Lucky Flash se détache alors de son fil dramaturgique qu’est la création du spectacle, pour faire de l’objet de sa représentation l’onirique tendu de cette rencontre entre la trace, l’imaginaire et le fantomatique, dans une séquence qui s’autonomise enfin de leur recherche documentaire montrée comme inféconde. Discours qui semble nous dire que le théâtre ne peut advenir qu’une fois l’injonction de véracité dépassée. Mais au moment où l’imaginaire a envahi le plateau, se met à détourner pour de bon le récit et devient un réel danger, l’entrée du metteur en scène marque le retour à une rationalisation qui transforme les zones explorées en un outil instrumentalisé pour la création du futur spectacle, coupant ainsi la matière-image de ses racines et donc de son pouvoir de transformation. Révélant la facticité des traces sur lesquelles l’imagination des comédiennes a fait pousser ces invasifs fantômes, le metteur en scène réintègre néanmoins leur fictionnalité et leur théâtralité à son spectacle dont le projet documentaire est finalement abandonné. Ce retour sur soi-même semble signer un nécessaire détachement du théâtre documentaire en tant qu’il est perçu comme un simple trieur de faits. Pour autant, l’imagination déployée comme contrepoint apparaît en définitive vidée de sa substance par cette intégration métathéâtrale à la servilité du spectacle fictionnel.
Peinant à laisser s’échapper de tout cadre les forces déployées pour contrecarrer l’impuissance documentariste, le spectacle (fictionnel et en cours) les réintègre dans son giron sans parvenir à délivrer une réelle alternative au théâtre documentaire et boucle son discours sur le sempiternel “pouvoir des histoires”. Réaffirmant en définitive ce qu’il voulait moquer, le spectacle ne parvient ni à achever une véritable critique du dispositif documentaire ni à effectuer un dépassement abouti de ses impasses. Fuite en avant qui ne règle pas le problème fondamental exposé par leur fiction : la question de l’horizon de représentation.
Evodie Gonzalez et Brune Martin, 6 décembre 2024.
Écriture et mise en scène Blanche Adilon-Lonardoni
Collaboration artistique Quentin Bardou
Administration et production Cécile Gaurand
Diffusion Cécile Jeanson
Interprètation Simon Anglès, Mélina Martin, Camille Soulerin
Lumières Juliette Romens
Création son Maël Fusillier
Création costume Marion Montel
Scénographie Blanche Adilon-Lonardoni et Quentin Bardou
Regard chorégraphique Maxime Aubert
Regard dramaturgique Vanasay Kamphommala
Remerciements Maria et Peter Dietzel-Papakyriakou, Salomé Durand, Lisa Prieur, Aurore Halpert, Benjamin Lelièvre, les éditions Sèmes