MILK

conception et mise en scène

BASHAR MURKUS






© Christophe Raynaud de Lage


Vu au Festival d’Avignon (IN) - 10 juillet 2022


                                    

“Une mer de larmes blanches”


Fresque muette autour de la maternité, Milk, s’il n’hésite pas à employer l’artillerie lourde pour susciter l’émotion, est une imparable réussite visuelle où les images, cryptiques sans être confuses, témoignent de l’aisance de Bashar Murkus à varier les genres.

À 30 ans, il est peu de dire que Bashar Murkus — directeur du théâtre Khashabi à Haïfa, en Palestine — est incroyablement prolifique : déjà une vingtaine de spectacles au compteur, dont quelques uns connus en France. Le fantastique y avait l’habitude de narguer le réel, les corps résistant et mutant  souvent face au monde oppresseur (ceux noyés refusent de faire surface dans Salty Roads, et celui, inerte, de Hash, gonfle irrémédiablement jusqu’à l’excès). La dimension visuelle s’accolait souvent à un texte, soulignant l’intérêt politique de l’oeuvre du metteur en scène : on pense à The Museum, vu dans plusieurs festivals en France (Festival d’Avignon, Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée), où l’imagerie crue était au service d’une intrigue dramatique assez classique (déroulement linéaire, découpage en actes). Milk produit donc une cassure certaine, une prise de risque pour l’auteur, qui s’aventure dans une fresque sans un mot : cinq femmes logent ainsi sur un plateau ; chargées de mannequins masculins, elles déversent un lait pour les corps inanimés. Elles ont l'œil fou, continuant à abreuver les disparus en se refusant à voir toute vérité mortuaire. Et quand elles honorent la tombe des disparus, une toile est tendue au nez de scène : à tout prix, il faut cacher au spectateur le drame qui se joue. Car au fond, le lait qu’elles déversent, loin d’être un symbole de vie, coule commef un flot de larmes sanglantes, celles de la guerre qui a pris leurs enfants.

Le miracle surgit alors : de nouveau, une naissance. Un homme surgit des entrailles de l’une des femmes : il a déjà l’âge adulte, et même bien plus : c’est un mâle alpha, musclé, tatoué — une certaine idée de ce qu’on attend de l’homme, déjà prêt à partir au combat. Perdu, cordon ombilical  pendant, il crie dans le vide avant de renverser le plateau, découvrant une mer de lait sous les mousses de la scénographie : impossible pour lui de se comprendre encore le monde qu’il explore en maladroit nouveau-né. La joie revient alors chez les femmes, l’espace d’un instant : le lait n’est plus une mer pour les absents, l’homme est là, l’équilibre a l’air rétabli. Chacune l'accueille lentement, dans la plus belle scène du spectacle : cinq chaises disposées face public, et l’une après l’autre, le groupe de femmes s’éveillant  au contact du nouveau-né. Alors les mouvements, qui semblaient pathologiques en compagnie dles mannequins décharnés, prennent leur sens : on le chatouille, on enchaîne les onomatopées, les grands sourires et les berceuses, et l’homme aux cinq mères se déplace de plus en plus énergiquement entre les chaises. Pourtant, la quiétude dure peu tant celui-ci, vorace, infatigable, épuise les mères : il en redemande toujours plus, lui qui veut être materné jusqu’à l’infini. Elles n’en peuvent plus, s’écroulant sous la demande affective, et les prothèses, de nouveau découvertes, déversent encore une fois un lait qui ne nourrit personne. Au fond, les mannequins, inertes, étaient plus commodes.

Si la fable semble un peu réactionnaire (des femmes impuissantées par l’absence des hommes), Milk est plus déceptif qu’il n’en a l’air : l’homme, sorti des entrailles maternelles, est celui qui achève inlassablement les femmes, si bien qu’au fond, peu importe qu’il soit mort ou vivant ; c’est le point de vue systémique (le fils tué et pleuré, ou le fils dépendant et suceur de lait) qui intéresse Murkus, grand bien lui en prenne. De la même manière, le metteur en scène n’émet pas de jugement moral sur l’homme lui-même qui, contraint dès la naissance, doit exister dans un corps sculpté malgré lui, accomplissant une série d’actions physiques extrêmes sans bien comprendre pourquoi. Les hommes naissent et meurent, mais les larmes de lait, elles, restent — blanc  témoin du système dans lequel tous font naufrage.

À vrai dire, Murkus use parfois d’images à la limite du didactique (les femmes qui prennent un micro pour ne rien y dire, métaphore balourde de la parole confisquée) et surtout de quelques mécanismes complaisants (la musique ultra épique, qui rend le tout assez lacrymogène) : à toutes les éponges émotives, le spectacle extrait les larmes à la grosse cuiller. Milk accuse certaines facilités, il est loin d’être parfait : cela dit, vrai risque artistique de la part de Murkus, qui aménage un récit finement polyphonique,  il reste une poignante traversée politique sur une mer de larmes blanches.



Victor Inisan, 14 juillet 2022

    

Distribution

Avec Firielle Al Jubeh, Eddie Dow, Samera Kadry, Shaden Kanboura, Salwa Nakkara, Reem Talhami, Samaa Wakim

Conception et mise en scène Bashar Murkus

Dramaturgie Khulood Basel

Musique Raymond Haddad

Scénographie et costumes Majdala Khoury 

Lumière Muaz Al Jubeh

Accessoires Khaled Muhtaseb

Assistanat à la mise en scène Abed Al Jubeh 



    ︎  ︎︎  MENTIONS LÉGALES︎  CONTACT 
© 2022 - Tous drois réservés