Les Forces vives


conception


Animal Architecte






© Simon Gosselin


Vu à l’Odéon Théâtre de l’Europe (Ateliers Berthier) le 29 novembre 2024. 

                                    



“Pour se rafraîchir les mémoires“


Les Forces Vives posent une question fondamentale : qu'est-ce qu'un portrait juste ? Quand l'histoire des femmes, si elle ne se résume pas tout simplement à du silence, n'est bien souvent qu'un ensemble de mystifications, d'idéalisations, d'invisibilisations et de raccourcis écrits par des hommes, que faire de ce document rare qu'est l'histoire d'une femme rentrée dans l'Histoire et décrite par elle-même ? Les Forces Vives de Camille Dagen, Emma Depoid et Animal Architecte restituent la vivifiante enquête de Simone de Beauvoir sur les traces d'elle-même pour comprendre et penser avec elle, en féministe antiraciste, la décrépitude lancinante de la cinquième république française et la montée des fascismes à travers le monde.

Qui dit Beauvoir, dit biopic convenu avec focus sur le couple libre avec Sartre et le combat féministe ? Que nenni. Il nous est indiqué de regarder ailleurs et de nous préparer à des loopings : nous empruntons la voie du regard d'une femme sur sa vie au XXe siècle. Ce spectacle échappe à toutes les évidences. Il s'organise en points de fuite, jeux d'apparitions et de disparitions, sauts dans le vide, virages de style et coupes brutales. Le fil reste tendu, toujours. Désarçonnées par cette haute voltige dramaturgique, nous nous demandons : quelle est la cohérence de tout ça ? Dans le même temps, en prise avec cette discontinuité, nous sommes bien obligées de reconnaître une chose : le travail, la pensée, la lecture, la famille, les amis, la politique, le désir, le sexe, les cauchemars, les rêves, les effondrements, le corps, la vieillesse, la guerre, encore la guerre, encore la guerre, la mort, les morts, la perte, les souvenirs, quelle cohérence ça a, au fond, une vie ? Probablement aucune et probablement tant mieux.

Camille Dagen et Emma Depoid ont fort bien choisi de dessiner Beauvoir prise dans son mouvement existentiel, l'allant ; quand vivre c'est s'extirper par tous les moyens de la fixité en faisant des choix pour soi-même dans un contexte historique donné. Il n'y a aucune pureté, là dedans, aucun chemin paisible ; ni bien, ni mal, juste des forces contradictoires qui s'écharpent au cœur de l'être : celles d'un contexte historique déterminé et déterminant et celles d'un moi tendu par une quête absolue de vérité et d'autodétermination. Avec le groupe Animal Architecte, Simone de Beauvoir nous parvient comme un personne qui bouge trop pour apparaître nettement sur les photos et qui se dérobe au jeu du touchant portrait-sépia bon pour les molles commémorations républicaines. On ne naît pas femme, on le devient et quand on le devient, on peut s'en échapper pour vivre, c'est-à-dire, selon Simone de Beauvoir, faire le choix de récupérer l'ensemble des conditions d'existence concrètes et symboliques qu'un homme gagnent à la naissance parce qu'il est un homme et qu'une femme perd à la naissance parce qu'elle est une femme. Le femmage féministe est troublant, complexe, démystificateur, redonnant son humanité trop humaine à une féminité autant critiquée qu'auto-critiquée. L'héritage féministe de Beauvoir semble toujours et de toute part susciter un accueil à couteaux tirés mais c'est finalement la Beauvoir décoloniale qu'Animal Architecte ravive de mille feux et c'est bouleversant.

Simone de Beauvoir a vu par trois fois la France belligérante, pendant les deux guerres mondiales et la guerre d'Algérie ; elle a vu son pays par deux fois combattre les agressions extérieures et le fascisme pour finalement choisir de s'opposer à la liberté et au droit à l'autodétermination du peuple algérien qu'elle a colonisé. C'est dans une France avec du sang sur les mains qu'elle écrit ses mémoires, ciblée par une répression médiatique et armée pour son engagement en faveurs du droit des Algérien·ne·s à disposer d'elleux-mêmes, abasourdie et écoeurée par le silence de la gauche quand s'instaure l'actuel régime politique de la France, la cinquième république, qui naît dans les relents nauséabonds du fascisme dont nous nous sommes apparemment habitué·e·s à l'odeur, soixante-six ans plus tard. Entre ces épisodes sanglants, elle est devenue, à chaque fois, par la force matérielle historique du contexte autant que par sa volonté d'individuation, une autre femme.

Camille Dagen signe alors une virevoltante dramaturgie du seuil. Sa Simone de Beauvoir naît et meurt plusieurs fois. Chaque Simone fait volte-face dans la vie de Simone de Beauvoir : on voit se succéder la furieuse et catholique jeune fille rangée de Hélène Morelli, l'étudiante dévorée de travail et de désirs de Marie Depoorter, l'intellectuelle engagée et passionnément amoureuse incarnée par elle-même, la militante antifasciste et décoloniale violemment écoeurée évoquée à plusieurs, et la femme mûre pour qui le monde a cessé d'incarner un réservoir de possibles de Sarah Chaumette. Derrière chaque Simone se trouve une ancienne Simone sur laquelle une porte s'est refermée, parce qu'il n'y a pas de Simone sans sa cage, sans son « placard ». Être Simone, c'est devenir Simone, et devenir Simone, c'est travailler à ouvrir sa cage, pour trouver une cage plus grande.

C'est le processus de l'éternel désencagement que ce spectacle donne à voir à travers le subtil ballet scénographique pensé par Emma Depoid qui offre à Simone, à chaque seuil de sa vie, une nouvelle cage à l'égard de laquelle déchaîner ses forces vitales. L'espace s'organise autour d'un centre, « le placard », parfois rangé dans les cintres mais faisant son éternel retour : berceau, confessionnal, placard de la punition, placard de la rêverie, cercueil... Nouées ensemble, scénographie du seuil et dramaturgie chorale de l'allant portent implacablement la vague-Beauvoir qui nous parvient plutôt comme une force qui traverse l'histoire que comme une singularité assignée femme. Il n'y aura donc qu'une cage qui aura résisté à Beauvoir, celle de la mort ; et il semblerait que deux brillantes et fougueuses artistes de théâtre ainsi que leur énergique équipe d'interprètes aient décidé de l'en libérer pour la laisser flotter parmi nous, dans la cage de scène et qu'elle vive à nouveau dans nos mémoires.



Anne-Laure Thumerel, 6 décembre 2024.
    


d’après Simone de Beauvoir

une création de Animal Architecte

conception, écriture, mise en scène Camille Dagen

en collaboration avec Emma Depoid



scénographie, costumes Emma Depoid

dramaturgie Rachel de Dardel

collaboration artistique en jeu Lucile Delzenne

lumière Sebian Falk-Lemarchand

compositeur Kaspar Tainturier-Fink

vidéo et cadre Typhaine Steiner

perruques Kuno Schlegelmilch

conception dispositif technique Édith Biscaro






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