Nous étions la forêt
Nous étions la forêt
“Laisser la forêt à elle-même“
Le nouveau spectacle d’Agathe Charnet circule entre deux régimes de théâtres écologiques que la scène contemporaine tend habituellement à distinguer.
Nous étions la forêt crée un rapport majoritairement thématique avec son sujet. Nul personnage (une arboriste, un garde champêtre très buissonnier, une ornithologue poreuse aux volatiles…) n’échappe au cadre programmatique que la pièce investit, aucun essayiste du vivant (Baptiste Morizot, Marielle Macé, Vinciane Despret…) ne manque à l’appel de ses dialogues souvent discursifs, et chacune de ses scènes constitue moins une petite action qui intéresse la fable que la théâtralisation autonome d’une idée voire d’un concept écologique ; comme si l’urgence de dire et de contourer le sujet l’emportait régulièrement dans l’écriture d’Agathe Charnet sur le plaisir de raconter. Pourtant, l’autrice-metteuse en scène n’ambitionne pas seulement de commenter le vivant forestier : elle cherche aussi par moments à faire corps avec son inconnu. C’est pourquoi les scènes diurnes de conflits humains font place parfois à des traversées plus nocturnes, à des séquences monologuées, plus intérieures et à la langue volontairement poétique (la forêt ne bruisserait donc que de nuit, ce vieil imaginaire a visiblement la dent dure...). La scène frontalement écologique de Nous étions la forêt convoite alors dans ces échappées une théâtralité plus écosophique – comme peut l’être celle de Pauline Ringeade ou de Julie Delille. Ces contrepoints contemplatifs, où le non humain fait balbutier la parole, permettent visiblement à la vie mystérieuse de la forêt – celle que le drame social aurait pu complètement étouffer – de retrouver un peu de profondeur et d’intégrité.
Trop peu cependant. Car en longeant la forêt à l’intersection des multiples questions brûlantes dont elle est le creuset – proches et lointaines, intimes et mondiales, éthiques et philosophiques – et en tentant sa représentation théâtrale par plusieurs focales qui paraissent plus se contredire que se rencontrer, le spectacle paraît comprimer de lui-même ce cher terreau de la Fermette, et ce bien avant que le feu final ne l’emporte. Tantôt toile peinte politique, tantôt abîme qui dépasse le discours, la forêt est donc travaillée dans une éthique et une optique peu claires qui font d’elle, à l’arrivée, non pas un sujet relié aux humain·e·s qui la parcourent (ce que promettait le titre) mais un simple cadre dramaturgique qu’on rentabilise à outrance comme chambre d’échos actuels. Son traitement scénographique – deux grands arbres tressés qui occupent le plateau sans être vraiment pris en compte par les acteur·rice·s – trahit à lui seul ce destin scénique de lieu vivant trop ratiboisé par le discours.
L’autre ambiguïté, l’autre relent d’anthropocentrisme du spectacle réside dans le fait que la comédie humaine qui s’agite devant nous accapare finalement plus l’attention que cette vie forestière, celle que tous les personnages disent pourtant plus vaste et plus fondamentale que leurs nombrils déchus. Ces personnages avec qui Agathe Charnet régénère opportunément certains poncifs des vieux récits hétérocentrés, mais sans éradiquer elle-même le régime du cliché. Quant à la mélopée finale, reliant la forêt brûlée à l’homme capitaliste perdu, elle contient un étrange contresens par rapport aux discours anti-analogiques des philosophies du vivant et au nouveau paradigme de la cohabitation qu’elles imposent aussi à l’écriture – celui que Romane Nicolas ou Samaële Steiner ont récemment fait émerger dans leurs productions dramaturgiques. Ainsi, hésitant entre la tentation de s’enforester — acte de vertige selon Baptiste Morizot — et l’exigence de dénoncer en prenant la forêt comme prétexte et cmme allégorie surécrite, le spectacle fait feu d’un peu trop de bois pour être le bois, et d’un peu trop de satire diffuse et de réduction parfois caricaturale des idées pour que certains discours et certaines luttes n’en viennent pas à se précipiter, à s’ironiser et à se décrédibiliser.
Pierre Lesquelen, 28 janvier 2025.
Texte, dramaturgie et mise en scène Agathe Charnet
Avec Léonard Bourgeois-Tacquet, Hélène Francisci, Maxime Gleizes, Virgile L. Leclerc, Catherine Otayek, Lillah Vial
Scénographie Anouk Maugein et Clément Rosenberg
Création sonore Karine Dumont
Écriture et composition des chansons originales Karine Dumont et Agathe Charnet
Création lumière Mathilde Domarle
Création costumes Suzanne Devaux
Régie générale Roméo Rebière
Collaboration artistique et dramaturgie Anna Colléoc
Collaboration artistique et chorégraphie Cécile Zanibelli
Collaboration artistique et chant Jeanne-Sarah Deledicq
Confection décor Max Denis
Construction décor Ateliers de la Comédie de Caen CDN de Normandie