LA DERNIÈRE SÉANCE
conception
ADÈLE GASCUEL & CATHERINE HARGREAVES
© Lou Mazet
Vu au Théâtre Paris Villette dans le cadre du Festival SPOT -
20 septembre 2022
“Deux femmes puissantes“
Deux femmes dans un appartement en travaux discutent du titre de la pièce qu’elles ont choisi pour leur prochaine création – Eddie Mitchell, un vieux mâle blanc, le monde d’après, c’est vraiment ça qu’on veut ? Elles se lancent et répètent, avec pour guide la question suivante : comment la crise du covid a modifié leur rapport à la création et leur vie intime ?
Un surtitrage sur le mur en placo passe - Adèle et Catherine ne nous voient pas - commentaire ironique qui nous livre des informations pour tenter de les situer politiquement, artistiquement, économiquement. C’est une première forme de mise à nu, qui prend le parti de dévoiler, entre autres faux tabous, le risque que représente pour elles ce spectacle. Le surtitrage est symptomatique d’une certaine ligne dramaturgique, éclairer avec une grande économie de moyens les choix artistiques et intimes qu’elles font dans ce monde d’après qui ressemble si furieusement au monde d’avant.
Tendues par leur désaccord au sujet du spectacle “sur l’actualité“ qu’on leur a commandé pendant le confinement et sans cesse annulé, elles décident de commencer par la fin et sortent un grand jeu quasi parodique des excès du théâtre contemporain : fumée, déferlement de violence chorégraphiée sur La dernière séance, mur de scène brisé par Catherine dont sort Adèle vêtue de lumière pour déclamer un texte de Virginie Despentes, chantre de futurs féministes et révolutionnaires. « Non mais tu vois, je veux faire un théâtre d’image » dira plus tard Adèle avec dérision. La fin du vieux monde advenue, que passe-t-il ensuite ?
Une fois débarrassées de l’écueil d’un métathéâtral un peu convenu qui menaçait de nous envoyer droit sur le récif de l’anecdotique, elles se mettent à brouiller délicieusement les pistes et fabriquent à vue un objet théâtral aux contours flous, aux bifurcations imprévisibles. L’espace mi-théâtre mi-appartement en travaux offre ses parpaings à la rage des spectatrices et son placo à une réflexion politique sur le cinquième mur, celui qui se tient, bien réel, entre le théâtre et la rue – il va sans dire que briser le quatrième n’a plus rien de subversif. Dans cet espace scénique qui perd son identité et s’autonomise, les possibles du spectacle adviennent et sont sans cesse réactualisés. Toutes les formes de jeu et de texte jaillissent dans une merveilleuse instabilité, qui nous fait passer de scènes du quotidien à la lecture hilarante d’un portrait de l’artiste exploité en champignon dans un univers de spectacles en monoculture, en référence au champignon de la fin du monde d’Anna Tsing. Adèle et Catherine reviennent sur leur parole, multiplient les couches. Rien ne leur fait peur : elles se lancent en impro dans la scène de théâtre participatif, jugée manipulatrice quelques instants plus tôt, scène qui dure jusqu’à ce qu’une spectatrice se dévoue pour aller casser un parpaing et passer à la scène suivante. Voilà une réinterprétation de la fonction cathartique du théâtre ! Elles déclament des poèmes, font sonner les vers. Adèle ne veut pas qu’on entende les mots de covid et de confinement dans le spectacle, qu’à cela ne tienne, le bruit de la scie électrique se chargera de les couvrir. Tout est un peu fragile, un peu artisanal, et cette liberté prise laisse déborder une jubilation contagieuse, comme la liberté contaminatrice de Despentes, à être au plateau, à faire se mirer à l’infini la vie et la scène.
Certes, les références intellectuelles et les allusions au fonctionnement du théâtre public sont nombreuses et pourraient relever de la consolidation d’un entresoi acquis aux mêmes idées. La dérision et l’art du décalage dont elles font preuve, dans le texte comme dans l’usage du surtitrage, désamorcent cette ombre dans l’adresse au public, l’impression d’un spectacle un peu niche. Leurs doutes d’artistes sont disséqués en direct dans un positionnement réflexif trop sincère pour tenir de la simple posture : d’où elles jouent-elles, sont-elles vraiment en train de faire preuve de générosité en se mettant à nu ainsi ? Est-ce que cela nous intéresse vraiment ? Il faut croire que oui, et la relation tantôt fugueuse, tantôt frontale, toujours ludique qui se tisse avec les spectateur-rices est d’une grande beauté.
Dans les gravats d’un monde qui s’écroule, entre des certitudes mal assurées et des colères légitimes, un glissement progressif s'opère de la pièce en cours qui ne cesse d’être réécrite et annulée à une création d'un autre ordre, l’histoire d’un désir d’enfant. Nous voilà embarquées dans la dernière partie du spectacle, un peu ébahies d’en être arrivées là : « à la recherche du sperme sacré » ou l’échec d’une PMA que mettent en scène les deux femmes à l’aide d’un rétroprojecteur et de cartes postales, avec humour et pudeur. Après avoir rendu les hommages, montré les limites et cassé les murs de la boîte noire, l’émotion affleure, saisissante, quand les deux actrices amorcent cet ultime virage inattendu, prennent encore un risque. Sous le regard bienveillant de la salle, dans la pénombre qui tombe, le geste et le souffle des deux femmes se transforment en un rituel d’adieu au spectacle qu’on a fait et qu’on ne fera pas, à l’enfant qu’on aurait eu.
Pauline Guillier, 3 octobre 2022
Distribution
conception, écriture et jeu Adèle Gascuel & Catherine Hargreaves
création lumières Myriam Bertin
régie son, vidéo Nicolas Hadot