☺RENCONTRE AVEC LES ARTISTES DE LA HUITIÈME ÉDITION DU
FESTIVAL DEMOSTRATIF

© Le Chant des loups, Margaux Michel
Demostratif propose début juin une huitième édition qui maintient les hautes exigences du festival strasbourgeois : la gratuité, la diversité et l’ampleur des propositions artistiques (vingt-sept formes allant du théâtre à l’entre-sort, de la poésie au cabaret…) ; enfin le désir d’une programmation qui sonde l’esprit du temps de la jeune création en explorant une de ses obsessions actuelles — cette année les psychoses familiales.
“Famille : groupe de personnes qui se ressemblent et s’aiment, mais mal.“
Qu’ils soient inquiétamment clownesques (comme Oh mère d’Asja Nadjar), qu’ils soient des solos rêvés comme des paroles enfin adressées, des mots renversant le roman familial en vigueur (comme Roi du Silence de Geoffrey Rouge-Carrassat, Jag et Johnny de Laurène Marx et Jessica Guilloud, ou La Fracture de Yasmine Yahiatène), qu’ils soient des investigations immersives du foyer (Appartement témoin du Collectif Les Aimants), la plupart des spectacles démythifieront la famille. Quatre artistes programmé·e·s explicitent pour nous, en quelques lignes, la légende familiale alternative et politique que déploie leur spectacle. Nous les avons invité·e·s à rebondir sur une phrase éminemment politique et dialectique tirée du dernier essai d’Hélène Giannecchini, Un désir démesuré d’amitié, qui entend recartographier une famille irréductible aux liens de sang. Giannecchini écrit que “La famille n’a jamais été un havre de paix. Alors pourquoi vouloir en fonder une ?“, et voici ce qu’en disent les artistes…

© Vincent Muller
| Créé le 3 juin prochain à la Pokop pour l’ouverture du festival, Deux ou trois choses dont je suis sûre est une libre adaptation chorale et hybride - pour trois actrices et une musicienne - de l’autofiction de Dorothy Allison. Texte sur la circulation et la transformation de la force féminine de génération en génération, sur la violence et la force vive de l’héritage, Deux ou trois choses dont je suis sûre est une œuvre de réassurance et de réappropriation que Manon Ayçoberry (Compagnie L’Onde), la metteure en scène, envisage nettement comme un geste cathartique. Celle-ci a souhaité que les mots de Dorothy Allison répondent directement à ceux d’Hélène Giannecchini.
Dorothy Allison — « Je sais que je suis lesbienne depuis l'adolescence, et j'ai passé une bonne vingtaine d'années à panser les plaies de l'inceste et des mauvais traitements. Mais ce qui a sans doute marqué ma vie, c'est d'être née en 1949 à Greenville, en Caroline du Sud, et d'être la fille naturelle d'une femme blanche issue d'une famille désespérément pauvre, une femme qui avait quitté la classe de quatrième l'année précédente, travaillé comme serveuse et avait juste quinze ans et un mois lorsqu'elle m'a eue. Ce fait, plus l'onde de choc à laquelle je n'ai pu échapper d'être née dans des conditions de pauvreté que cette société trouve honteuses, méprisables et quelque part méritées, a eu le dessus sur moi à un point tel que j'ai passé ma vie à tenter de le surmonter ou de le renier. J'ai aimé ma famille si obstinément que chaque geste pour la maintenir dans le mépris allumait chez moi un contre-feu de fierté - compliqué par l'envie sous-jacente de me fondre dans les mythes et les théories en vigueur dans la société et leur réinterprétation lesbienne-féministe. »

| Benjamin Tholozan reprendra quant à lui Parler pointu (qui a déjà joué au Festival OFF d’Avignon, au Théâtre 13 et au Théâtre Sorano, notamment), un seul en scène caméléonesque où celui-ci se remet sur la piste de son accent méridional. Le spectacle joue de la dialectique très théâtrale, car porteuse de comique et de politique, de racines familiales aussi limitantes que porteuses d’une singularité à transmettre et raviver.
Benjamin Tholozan — « Pourquoi vouloir malgré tout fonder une famille ? Pour faire autrement, essayer d'inventer autre chose justement. Avec sans doute l'angoisse de reproduire inconsciemment des mécanismes, des rapports qu'on a voulu fuir. Comme une petite épée de Damoclès... Notre propre enfance nous constitue, nous détermine, avec le bon et le mauvais, c'est comme ça.
Est-ce mon véritable désir, ou une injonction à rentrer dans la norme, correspondre à ce que ma propre famille et la société attendent ? Dois-je forcément me l'expliquer d'ailleurs ? Les autres se posent-ils la question en ces termes ? J'ai peur de prolonger indéfiniment ma réflexion et mon indécision et que la vie qui "choisisse" pour moi, parce que ce sera trop tard. Peur d'avoir des regrets.
Qui fait un enfant pour de bonnes raisons ? Personne sans doute. Cette raison existe-t'elle seulement ?
J'ai l'angoisse aussi, comme beaucoup de gens, du monde qui vient... Du fascisme rampant, de la catastrophe écologique, de la précarité financière... Peur de faire mal, de n'être pas à la hauteur. Mais une pensée récurrente allège cependant ces craintes, et me donne espoir : si j'ai effectivement un enfant, je ne sais pas « sur qui je vais tomber ». Qui sera cette personne ? Je devrai forcément m'adapter, et changer. Les difficultés ne seront sans doute pas celles que j'imagine aujourd'hui, les joies non plus. Je crois que c'est cela le véritable amour : une rencontre. »
© Ilias El Faris
| Incarnant la terreur de la maternité avec un décadentisme farcesque qui a fortement marqué le festival WET à Tours en mars dernier, Oh mère d’Asja Nadjar semble être constamment nourri par les cinq fragments sur le mythe familial qui suivent :
Asja Nadjar — « FAMILLE :
— monstre à plusieurs têtes vivant sous le même toit — adepte du chantage affectif
— couple ayant la faculté de localiser ses enfants grâce à un traceur GPS 4g.
— ensemble d’individus unis par les liens du sang et coincés perpétuellement à table
— groupe de personnes qui se ressemblent et s’aiment, mais mal
— refuge qu’on fuit sans vraiment y parvenir »

© DR
| Interprète de Jag et Johnny, écrit et mis en scène en collaboration avec Laurène Marx, Jessica Guilloud ne peut être citée sans être associée à sa chienne Johnny, qui l’accompagne sur tous ses projets ; et voilà déjà la preuve d’une conception nouvelle de la famille artistique. Spectacle qui complexifie la notion galvaudée et problématique de transfuge de classe, Jag et Johnny problématise « l’histoire d’amour » familiale…
Jessica Guilloud — « La famille c’est une histoire d’amour. On veut une famille parce qu’on est avide d’amour. Alors on fait famille pour s’en donner, mais des fois on y arrive pas ou on y arrive mal parce que personne n’est parfait et parce que la vie c’est des galères. Et parce que le coeur des hommes est verrouillé.
Une famille ça peut très vite devenir des adultes enfants avec des enfants qui sauvent des adultes et personne pour les sauver eux …
Du coup nous, les enfants, on devient des cruches percées. Des cruches qui errent pour étancher leur soif avide d’amour. On a soif mais on peut jamais vraiment être remplies, on est fissurées. Mais alors la question c’est : est-ce que les cruches font des cruches ? »
Propos recueillis par Pierre Lesquelen, 19 mai 2025